mercredi 3 décembre 2014

Chapitre 2




Nic Nugren marchait en comptant ses pas. C’était une manie qu’il tenait de l’enfance et dont il n’avait pas su se débarrasser en grandissant. A quarante ans, il comptait encore. Du coin de la rue à l'entrée de l'immeuble, trente pas, de la boîte aux lettres à la porte de l’appartement, au quatrième étage, en prenant l’escalier plutôt que l’ascenseur, quarante huit pas, à condition de franchir deux marches à la fois. Personne ne partageait avec lui ce calcul qu’il vérifiait chaque jour. Et s’il était en compagnie, il s'arrangeait pour filer devant. Lorsque Lola le freinait en lui saisissant le bras, il entrait immédiatement dans une colère qu'elle ne s'expliquait pas. «Jamais une minute de tranquillité! Qu'est-ce que tu me veux?»
Et comme Lola, indignée, refusait de lui répondre, la colère s'amplifiait. « Et voilà! Plus rien à dire! Des exigences ! Des caprices! Tu me fatigues! Une vraie gosse! »
Elle finissait par lui lancer, des larmes plein les yeux « Tu n’es vraiment pas gentil. Laisse-moi!»
Nic marmonnait alors entre ses dents, suffisamment fort toutefois pour qu'elle l'entende «Quel gâchis! Je commence bien ma journée! »
Et il se précipitait vers sa voiture, garée dans la pénombre du parking sous l’immeuble.
Comme Lola restait loin derrière, il s'arrêtait à sa hauteur, lui ouvrait la portière et se penchait vers elle en lui disant « Allez, c’est bon. Pardonne-moi, je t’aime. C’était bien cette nuit, c’est toujours bien avec toi. »
Lola souriait et il démarrait rapidement en mâchonnant son premier chewing gum de la matinée.
Elle devait lui indiquer bien longtemps à l'avance à quel endroit sur le trajet il s'arrêterait pour qu'elle descende. Invariablement, il lui demandait « Tu vas où maintenant ? »
Lola répondait d’un « Oh » évasif à ce type de question.
« Précise davantage, tu veux ? »
Elle agitait la main, allongeait le pas, tandis que Nic, moteur coupé, regardait la fine silhouette s'éloigner, et en hochant la tête, sourire aux lèvres, se disait combien lui plaisait ce jeune visage tâché de rousseur.

Ses bureaux donnaient sur le boulevard Saint Germain. Assis à une table du Flore, à huit heures et demie, il prenait un café en surveillant, sans être vu, ses salariés démarrer leur travail derrière les baies vitrées éclairées de l‘intérieur.
« Sale temps! » lançait Georges en se jetant sur la banquette, en face de lui. « Lola, ça va ? »
« Plus tard, tu veux. Le boulot, c’est plus important que la famille, non? »
« Comme tu le sens! Moi, de la famille, j’en ai pas. »
« L’associé parfait! »
« Ouais, tu peux le dire! Pendant que tu te paies une gamine de quinze ans plus jeune que toi, moi je fais tourner les machines, et plutôt bien! »
Ils se souriaient, chacun content de l’autre.
Ils fumaient la cigarette du matin en jurant qu’ils arrêtaient dès le lendemain et que c’était le dernier paquet. Ils traversaient ensemble le boulevard, et Nic laissait Georges devant l’ascenseur.
« Je monte à pied. »
« A ta guise! »
Et il entamait son décompte, certain enfin d’être tranquille.

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